Bernard Fièvre : rencontre avec un peintre d’un autre espace-temps

Bernard Fièvre dans son atelier du Vieux Tours - ©Chloé Chateau

Bernard Fièvre dans son atelier du Vieux Tours – ©Chloé Chateau

Amoureux de l’Angleterre, de la reine et des arts, Bernard Fièvre est un peintre de talent qui a su créer grâce à son œuvre un univers qui lui est propre. Étonnamment, il réussit à nous transporter dans un autre espace-temps au moyen d’une seule couleur (ou presque), le jaune – sa couleur préférée (et la mienne aussi, une des nombreuses raisons pour lesquelles j’admire son travail) – et sans drogues*. S’il rechigne à décrire l’origine de ses peintures, préférant laisser au spectateur le soin d’imaginer ses propres histoires, son travail rappellera probablement aux fans de Neil Gaiman, Martin Millar, Doctor Who ou encore du sculpteur Pierre Matter les univers fantastiques qu’ils aiment tant. Rencontre avec un esthète passionné par les femmes et la musique. 

Pour Bernard Fièvre, toute forme d’art nécessite une certaine forme d’abandon de soi, un plongeon dans l’art et une ouverture de son inconscient. Pour lui, la peinture est indissociable de la musique : 

« Les registres qui sont ceux de la peinture sont tellement variés – qu’on parle du néo-conceptualisme, du symbolisme ou de la peinture classique, ça ne veut rien dire, il y a quelque chose qui s’adresse à des parties extrêmement différentes. Cela dit, c’est le cas dans la musique aussi, qu’on passe du rap ou du Stockausen ou du Monteverdi, ça ne s’adresse pas à la même part de la psyché. La musique est peut-être plus directe, moins cérébrale, si on peut dire, elle est plus immédiate. Mais d’une certaine façon il faut quand même renoncer à soi pour entrer dans la musique. Il faut une nécessité de la prendre comme un canal et de s’y abandonner. Parce qu’en fait, le but de l’art, c’est cet au-delà de soi, même de façon fugitive, ce besoin de susciter ou d’engendrer des états modifiés de conscience. Dans mon travail, je suis constamment avec de la musique, quelle qu’elle soit, même si j’ai des choses de prédilections. C’est vraiment quelque chose qui favorise le lâcher-prise. Il y a des instruments que j’aime énormément. Mon instrument de prédilection c’est quand même le piano, j’avais une mère prof, ça a dû jouer, aussi. Mais je m’en veux terriblement, je ne me pardonnerai jamais de ne pas avoir suivi de cours étant gamin. J’ai pris les cours de musique scolaire, mais j’avais un prof à la maison et j’aurais pu profiter de ça et arriver à vingt ans en ayant dix ans de piano, voire plus, ça aurait peut-être changé ma vie, mais bon, on a développé autre chose, et c’est comme ça. »

Technique et couleur

Au lieu de prendre des cours de musique, Bernard Fièvre a « fait un peu les Beaux-Arts, mais c’était post-68 et donc ce n’était plus une époque où on apprenait réellement à travailler. Peindre comme je le fais, c’est donc venu avec les années, mais en réalité je n’ai pas appris de façon académique. Ceci dit, pour vouloir apprendre, il faut essayer de ne pas reproduire ce qu’on a fait, il faut essayer d’aller chaque toile un peu plus loin, ce qui donne des difficultés particulières et des solutions à trouver, à chaque fois. ». Infirmier de métier, il « adore travailler très tôt, vers quatre, cinq heures » du matin. « On est dans le silence, je mets ma musique et je fais ce que j’ai à faire ».

Comme pour beaucoup d’artistes, une fois la toile posée, c’est la « création permanente », « une évolution possible de chaque parcelle, de chaque segment de toile » :

« J’ai une technique qui fait que c’est définitif. Je trace les contours avec de petits pinceaux. Les dessins successifs s’additionnent mais ne s’occultent pas les uns les autres car le principe du glacis m’interdit l’emploi d’un crayon qui laisserait des traces immondes sur la toile. Moi je pars d’une toile évidemment blanche, que je ré-enduis pour avoir un lissé plus satisfaisant – et, qui plus est, quand les toiles sont enduites, elles sont moins abrasives. J’ai une manière de traiter la pâte qui est extrêmement tendue et donc mes pinceaux n’y résisteraient pas, j’en use déjà pas mal, mais sinon je ferais deux toiles avec et ce serait terminé. Donc je trace à la peinture, je place un peu les choses, si ça me semble cohérent, je laisse, si ça semble devoir être repris, j’efface, tout simplement. Si je fais ce que l’on appelle un repentir (ré-enduire la toile pour ‘effacer’, ndlr), il n’y aura pas le même rendu, donc je suis obligé de traiter la toile comme elle est et de partir dans l’ensemble avec une espèce de spontanéité.

« Il s’agit de se convoquer d’une certaine manière, intérieurement, et puis c’est parti. Comme on ne prend pas le temps de la réflexion pour respirer, on est dans une thématique particulière et les choses se mettent en place. Avec une part de réflexion très rationalisée – je vais faire ça comme ça parce qu’il faut que ça fonctionne – mais il y a quand même un côté rimbaldien, il faut que ce soit aussi une espèce de chose exubérante, une espèce de résurgence de quelque chose qui appartient au plus profond de nous. Il faut faire coïncider ces deux parts qui vont faire d’une idée un objet. Ces deux parts en soi qui font que cette idée va rencontrer une possibilité d’être qui va se traduire par un objet, que ce soit une sculpture, une partition, une peinture ou un bâtiment d’architecture. »

L'atelier du peintre tourangeau Bernard Fièvre - ©Chloé Chateau

L’atelier du peintre tourangeau Bernard Fièvre – ©Chloé Chateau

Quand on entre dans l’atelier de Bernard Fièvre on ne peut s’empêcher d’être « frappé » par le fait qu’il y a du jaune partout. Toutes les toiles sont jaunes, du moins en grande partie. Alors, pourquoi n’utiliser quasiment une seule couleur, et pourquoi le jaune ?

« Ah le jaune… Je n’ai pas que du jaune, en tout cas pas sur toutes les toiles, mais c’est vrai que mon propos c’est de réduire au maximum les moyens. Il y a différentes raisons. Déjà, j’aime énormément cette couleur (le jaune B328 de Old Holland, ndlr), elle n’est pas forcément facile à l’emploi, pas très facile à travailler parce qu’elle donne des empâtements, mais quand on arrive à en faire à peu près ce que l’on veut c’est vrai que ça donne des résultats qui sont quand même assez sympas – enfin je ne peux pas être juge et partie. Et elle donne, cette même pâte posée en aplats successifs, des séries de nuances qui sont assez invraisemblables. De la zone qui est quasi-blanche, là-bas, jusque-là, c’est exactement la même couleur, qui est travaillée en sur-épaisseurs. Donc on peut faire tout ce que l’on veut.

« C’est donc une couleur que j’aime beaucoup et dont j’aime beaucoup l’emploi, même si encore une fois, notamment sur les grandes surfaces, les ciels par exemple, ce n’est pas toujours facile de traduire ce que l’on veut mais ça reste vraiment quelque chose que j’aime beaucoup. Et puis il y a aussi l’idée qu’il y a une modestie, d’une certaine manière, à n’utiliser qu’une couleur, ça laisse une trace de son discours qui n’a rien d’exubérant, qui n’a rien de tapageur,et c’est aussi une idée – je ne sais pas si vous voyez l’idée qu’il y a derrière – mais ça, ça me plaît bien aussi. Cette espèce de retenue dans l’expression. Je préfère ne pas avoir de retenue dans l’expression qui est la mienne plutôt que d’être dans le discours très coloriste de nos contemporains, qui font un emploi quasi-insolent des couleurs et tout ça pour dire des choses plus ou moins intéressantes. »

Les femmes et la beauté – histoire d’une « probabilité faible »

Autre élément marquant, Bernard Fièvre peint beaucoup (mais alors vraiment beaucoup) de portraits. Exclusivement de femmes. Il s’agit pour lui d’une « allégorie de l’humain » que de femmes à proprement parler :

« Les femmes c’est une manière de dire les choses mais en réalité c’est plus une allégorie de l’humain que la femme en particulier, parce que j’en congédie l’individualité en faisant l’élision de l’iris et du système pileux. J’enlève cette part qui va déterminer une individualité particulière pour essayer de parler plutôt d’un archétype et de poser la question dans les représentations que j’en fais de ce questionnement que j’imagine que tout le monde a sur la justification de notre existence, de notre nature, sur ce qu’elle est, sur le pourquoi des choses. C’est toujours un peu les mêmes questions les plus fondamentales qui soient, qui n’ont jamais de réponse, mais dont in ne peut pas congédier la tenue au sein de notre esprit. Ça reste très simple, donc. »

Je plaisante en lui faisant remarquer que sa représentation de l’humain a toujours une poitrine et pas de pénis, et qu’il s’agit quand même de femmes malgré tout. Il acquiesce en avouant que ça ne « l’intéresse pas du tout de peindre des hommes. »

L’obsession de la bandelette

Dans ses compositions, on note également la quasi-omniprésence d’un élément perturbateur, de petites bandelettes qui habillent, restreignent, même, parfois, les modèles. Une obsession qui lui vient d’une autre de ses passions, l’histoire :

« C’est un truc, c’est un peu ma marque de fabrique, qui relève d’une ancienne fascination sur les portraits du Fayoum, de l’Égypte ptolémaïque. Il y avait alors chez les notables, mais aussi chez des gens d’une condition plus modeste, ce souci d’éternité. Leur portrait était réalisé par des artistes dont on a absolument tout oublié, sur du bois, évidemment, et au départ de la personne, lorsqu’elle décédait, on enchâssait le portrait réalisé dans un réseau de bandelettes sur la momie et on partait pour l’éternité de la sorte.

« C’est quelque chose, quand on considère ce que faisaient ces gens-là avec les moyens qu’ils avaient, et quand on voit les choses ou les portraits qui ont été produits, c’est assez fantastique. Ces gens-là avaient très peu de moyens, on ne connaît pas trop les outils qui étaient les leurs, les pinceaux, j’en sais rien, trois poils de chameau au bout d’un truc qu’on ficelait ? J’imagine que leurs moyens étaient quand même assez rustiques, assez sommaires, et quand on voit l’extraordinaire qualité des portraits qu’ils ont faits, le résultat est assez stupéfiant. On a un portrait qui est en général admirable, avec des yeux absolument énormes, et tout ça est enchâssé dans un réseau extrêmement régulier de bandelettes qui encadrent et maintiennent le portrait dans ce voyage éternel. C’est assez fascinant. Je suis parti sur cette idée qui est ce qu’elle est et je suis resté un peu là-dessus. Outre cela, c’est vrai que la bandelette c’est un sujet graphique, un thème quasi-infini, on en fait réellement tout ce que l’on veut. »

Dans certains tableaux, on a l’impression que les bandelettes on un côté restreignant, comme si les personnages n’étaient que des marionnettes.

Bernard Fièvre, Anthénoptère - DR

Bernard Fièvre, Anthénoptère – DR

« Oui, parce que nos existence sont soumise à de multiples jeux, les bandelettes elles sont là pour les sujets. Il paraît qu’on a une forme de libre-arbitre, posons-nous la question de savoir si on a une libre disposition de ce libre-arbitre. C’est là où on prend possession de cette apparente liberté qu’est la nôtre, pour apprécier ce que l’on est, pour apprécier nos vies, notre vie… C’est terrible de se poser cette question de la libre disposition du libre-arbitre mais ça détermine tout le reste. Ce n’est pas le fait de dire « je suis libre, je suis indépendant, je fais ce que je veux », non, on peut être déterminé à dire cela. Je crois que c’est un regard très distancié sur cette problématique qui nous permet d’apprécier réellement la qualité de notre prise de décision. Et c’est vrai que sur le plan formel, je reviens à l’histoire de la beauté : c’est l’histoire d’une probabilité faible, tout pourrait concourir à ne pas la produire et par miracle elle apparaît. Et ça, c’est quelque chose d’extrêmement fort, de très mobilisant. Et je différencie la beauté de l’esthétique. La beauté c’est quelque chose en soi ; l’esthétique c’est une espèce de vertu dont on est parfois muni, qui nous permet de tenter de l’approcher, d’approcher cette même beauté. »

Des décors de rêves pour aventuriers en mal de merveilleux

L’autre sujet de prédilection de Bernard Fièvre, c’est le paysage. Ou plutôt une ville ancienne qui servirait de décor à ses portraits. Pensée et repensée à l’infinie, cette ville imaginaire, fantasmagorique et désertée, invite à la conquête des espaces et de l’Espace. On y trouve souvent des tours – une référence aux « aires de lancement des fusées, à la sauce Fièvre » – mais aussi des enchevêtrements de maisons d’apparence médiévale, référence évidente et assumée au Vieux Tours, le quartier de Bernard. Ou encore des montgolfières, utilisées tour à tour pour partir à la conquête de l’espace (comme dans Le Navigateur, où le ballon transporte une ville entière, ou dans La Conquête de l’Espace) ou dans le voyage d’après la mort (où l’on suit un pont pour monter dans le ballon qui nous emmène pour le dernier voyage). On trouve également de la végétation, des structures en verre, des barques… Mais généralement pas d’êtres vivants. « Je n’ai pas mis de personnages mais c’est très habité quand même », explique le peintre. Certains détails invitent au questionnement, à l’amusement, des sentiments assumés par l’artiste : « il y a aussi de grosses bêtises, ce n’est pas qu’une affaire sérieuse, c’est une histoire aussi où on peut sourire, il ne faut pas s’en priver. »

Dégradation et finitude humaine

Sur ces paysages on remarque également qu’il y a souvent de la casse. Dans La Conquête de l’Espace, il y a par exemple un dôme abîmé, comme transpercé par un boulet de canon : « Oui, ça c’est un peu ma marque de fabrique, on peint des trucs, mais c’est livré, c’est déjà tout cassé. Faut pas m’en vouloir », me répond Bernard avec humour.

« Mais c’est aussi pour marquer le côté irrémédiablement dégradable des choses. Ce que l’on fait ne porte pas le sceau de l’éternité, on est toujours dans du temporel, qui a ses limites ; la durée de vie d’une pierre, c’est beaucoup plus long que la durée de vie d’une paramécie, mais tout ce qui est de ce monde a la marque du temps. Et moi, mes trucs un peu dégradés, ça a un petit peu cette fonction. Je rappelle la notion du temps là-dedans, le temps qui nous permet de dire ce que l’on a à dire, car tout un chacun a ses trucs à dire. On a un temps de scène qui est limité, déterminé, ça j’en sais rien, c’est un mystère, mais en tous cas il est limité. »

Bernard Fièvre, La Conquête de l'espace - DR

Bernard Fièvre, La Conquête de l’espace – DR

À peinture suggestive, interprétation libre

En ce qui concerne l’explication de ses tableaux, bon courage pour soutirer quoi que ce soit à Bernard Fièvre (croyez-moi, j’y ai passé trois heures). Une réticence qu’il explique par le côté allusif de l’art : pour lui, c’est à tout un chacun de se faire son idée, son histoire.

« La peinture ce n’est pas une mise en équation, je pense qu’on est toujours dans un caractère extrêmement allusif, évocateur mais il n’y a pas de mise en identité. On n’est jamais dans un discours rationnel, quand on prend un pinceau et qu’on trace quelque chose. Déjà avec les termes, on peut très mal traduire sa pensée, mais avec des images, forcément, la difficulté ne fait que s’accroître. Dans la transmission entre ce que l’on pense et puis ce qui va en résulter dans l’esprit de l’autre, il ne s’agit pas d’aller essayer de trouver de correspondances, c’est absolument impossible. On ne fait que suggérer. »

Je tente ma chance à nouveau avec Le Navigateur :

« – Et ils vont où, eux ? 

– Ah ça, je ne sais pas.

– Et pourquoi ils sont partis ? 

– Si je le savais.

– Vous ne savez pas ou vous voulez garder le mystère ? 

– C’est tout notre rapport au monde. On a des choses à connaître en ce bas-monde et puis il y a un – vous savez bien que le monde ne se circonscrit pas dans nos esprits aux images que l’on s’en fait, on est à même de construire beaucoup d’autres choses et on est capable de créer des mondes parallèles, supérieurs, enfin qui sont supérieurs, le plus souvent, c’est le fait de la création, celui d’être un peu borderline, d’aller juste à côté des choses et de partir sans contraintes. Là, c’est un voyage aussi, mais on ne sait pas, ils ne vont peut-être nulle part, ils vont peut-être au fond d’eux-mêmes, tout simplement.

– On dirait comme une grosse citerne, là. 

– Il y a quand même toujours besoin d’emporter avec soi des petites choses, des substances qu’il s’agit de mettre dans des tanks, dans des réservoirs. »

– Et en plus… (je montre du doigt une fuite dans le réservoir)

– Ah bah oui, il y a un peu de pollution, c’est normal.

– C’est volontaire, peut-être qu’ils n’ont pas le choix ? 

– C’est inhérent à notre nature, on pollue. C’est un peu le discours de l’entropie, c’est-à-dire toujours une augmentation de chaleur au détriment de la conservation de l’énergie.

– Donc même dans le fait de partir pour recommencer à zéro on ne peut pas s’empêcher de polluer ? 

– On ne change pas notre nature. »

On peut en revanche changer le tableau sur le chevalet. Nous observons maintenant Le Quai du Styx, qui me rappelle un peu les peintures de Canaletto. Bernard m’explique que « là c’est un peu la traversée de la vie entre le cloaque et puis l’éther. Et puis, c’est un peu une allégorie, là aussi. »

« – Et après on monte dans un ballon ? 

– Et on monte dans un ballon.

– Et cette fois on va où ? C’est un peu mystérieux. 

– Vous savez où on va, vous ? Non ? Moi non plus.

– Mais si je dessinais ça je pense que j’aurais une idée de la destination. 

– Comme je n’ai aucune certitude à imposer aux autres, je n’en ai même pas pour moi-même, je ne vois pas comment je pourrais…

– Vous pensez que quand vous partirez, ce sera dans un ballon ? 

– Sûrement pas, non. (Rires) Certainement pas. Mais j’aime beaucoup l’idée du ballon, cette espèce de suspension, la légèreté qui l’accompagne, ce flottement par définition. Il y a une poétique qui est incontestable, très présente. On peut voyager au sens propre et au figuré avec cette idée-là, et avec l’objet, naturellement. C’est comme les vaisseaux. Vous avez vu le bateau que je suis en train de faire ? Ça fait un moment… Je le fais à mes moments perdus… C’est vraiment… vous regardez ça, vous partez. »

L’insatisfaction face à l’œuvre finie

Tout au long de cet entretien, je note que Bernard Fièvre semble désapprouver certaines toiles. Sans les renier, il admet qu’il y en a beaucoup qu’il ne referait pas ou qu’il ne referait pas de la même façon. Je note qu’il est très critique avec son travail, remarque des choses qui ne sautent pas à mes yeux de novice, comme des « empâtements » qu’il trouve grossiers :

« Moi je voudrais caresser la toile, poser quelque chose, en toute modestie, si je puis dire, et puis en rester là et ne pas surcharger. Même si dans la thématique on peut avoir des choses à dire, beaucoup, mais avoir la trace la plus légère possible, comme un petit peu l’image de nos vies qui passent d’une manière très légère à la surface du monde, nonobstant cette espèce d’importance qu’on veut bien lui accorder. Et puis nous ne faisons que passer, reprendre cette idée du passage discret qui change pas le cours des choses. C’est vrai que tout ce que l’on travaille, c’est intérieurement, et on peut avoir une traduction comme ça mais ça ne change rien à la nature fondamentale du monde et à nos existences.

« Il y a des toiles que j’aime bien, honnêtement, il y a aussi beaucoup de choses que je ne referais pas ou que je ne referais certainement pas de la même manière. Mais ça c’est normal parce que quand vous avez un texte, à l’écran vous pouvez toujours le reprendre. Une fois que la toile est devant vous, l’opération est difficile. La peinture, vous ne pouvez plus la reprendre et on est souvent, très, très souvent, largement en-deçà de ce qu’on voulait faire. Entre des visions ou des idées qui sont dans l’esprit et ce que l’on se donne à voir en peignant, il y a une perte incontestable et ça, c’est toujours très frustrant. Alors ça donne aussi le ton du regard que l’on peut porter à son travail. C’est toujours une espèce de différence en négatif entre ce qu’on pouvait penser et puis le résultat qu’on voit devant soi, une fois que c’est fait. L’esprit, lui, est toujours actif et il est toujours à 100.000 cycles/seconde et la main ne fait pas forcément ce que l’esprit aurait voulu.

« On ne peut jamais être satisfait tout simplement parce qu’on est toujours en décalage quand on voit la chose terminée. C’est inhérent à l’acte même, à cette mise en objet qu’est la peinture, l’acte de peindre. En partant de scènes intérieures, de pensées, on projette quelque chose, mais il y a toujours une déperdition plus ou moins grande, souvent, entre ce qu’on voulait faire et ce à quoi on arrive, tout simplement. Donc on ne peut pas être satisfait de ce que l’on fait. Pourtant il y a toujours cette espèce de quête perpétuelle, ‘la prochaine sera mieux’, je me dis que celle-là sera sans doute mieux, j’en sais rien, je serai probablement très peu satisfait là aussi. C’est comme la queue du Mickey qu’on veut attraper : on ne l’a pas mais on se dit toujours ‘au prochain tour je l’aurai’. C’est pas plus compliqué que ça. »

* Vous pensez bien que je le lui ai demandé, par conscience professionnelle. S’il avoue aimer peindre « en petite tenue », il affirme en revanche ne pas avoir besoin de stimulants pour booster son imagination. « Un petit peu de café, un peu de thé, et puis j’ai les vapeurs de l’éther de pétrole, quand même, pour nettoyer les pinceaux », m’a-t-il répondu avec humour.